mardi 30 juin 2020

Meg Steinheil et le « syndicat juif »

Le 8 juin 2020, un curieux personnage (P.S.: quelqu’un peut-être un peu dérangé) écrivait ceci sur Facebook :

[…] La France ne s’était pas encore remise de l’affaire Dreyfus, même si la liquidation du Président Félix Faure par Mag Steinhell [sic] « la putain de la maffia juive » avait détendu l’atmosphère […]

Des antidreyfusards avaient accusé Marguerite (Meg) Steinheil d’avoir empoisonné le président Félix Faure pour le compte du « syndicat juif ». De là à avancer que celle que l’on surnommerait un jour « la Sarah Bernhardt du prétoire » et qui deviendrait ensuite « Lady Abinger » était juive elle-même, on se doute que certains auront vite franchi le pas : d’autant qu’on n’était plus à une ou deux absurdités près.

Japy pas ly croère !

La présence du vocable « stein » dans « Steinheil » y est probablement pour quelque chose. À ce propos, voir, par exemple, mon article sur Henry Steinway.

Meg Steinheil, née Marguerite Jeanne Japy, était la fille d’Édouard Japy, dont les parents s’appelaient tous les deux Japy, et d’Émilie Japy, née Rau, fille d’aubergiste. Steinheil était son nom d’épouse.

Les Japy étaient des protestants. Ils étaient liés à d’autres familles de protestants alsaciens, en particulier les Scheurer (entre autres, le sénateur Auguste Scheurer-Kestner), les Peugeot, les Cuvier et les Koechlin.

Le cousinage de Marguerite Japy, qui avait épousé le peintre Adolphe Steinheil dans un temple protestant, comporte les noms suivants : Beley, Chacun, Chanis, Conter, Dhaussy, Genesy, Massey, Vanney. Par ailleurs, une cousine germaine de « Meg » avait épousé Robert Peugeot.

Aucun des patronymes qui précèdent ne suggère une ascendance juive, pas plus que Japy ou Rau (et Steinheil non plus).

Meg Steinheil était donc issue d’une famille de protestants d’origine alsacienne et jusqu’à plus ample informé, on ne lui connaît pas d’ascendance juive.


Sources : Sylvie Lausberg, Madame S (Slatkine et Cie, 2019) ; Geneanet ; Geneastar ; Wikipedia.

samedi 27 juin 2020

Si Annie Cordy avait été juive...

... Aurait-elle chanté « La Bonne du curé » ?

Sur Facebook, en janvier 2020, quelqu’un prêtait une identité juive à Annie Cordy. Il n’était pas le seul.

Sur la page de discussion associée à l’article de Wikipedia consacré à Annie Cordy, nous avons un bel exemple du genre de maniaque que je me suis fait une spécialité de contredire. Voici un extrait des échanges :

Avec Enrico Macias

– Pourquoi ne peut-on [pas] mettre dans sa biographie qu’elle est de confes[s]ion juive ? Y a-t-il quelque chose de honteux à cela ?

Réponse de « Xavier1981 » (24 décembre 2009) :

– Peut-être parce que ce n’est pas vrai ? Aucune source sérieuse ne l’affirme[,] en tout cas.

Insatisfait(e) de cette réponse, notre obsédé(e) revient à la charge :

– Après recherches, les patronymes de Leeuw et Cooreman sont bien des patronymes juifs. Je continue pour savoir si Annie a repris la religion de ses deux parents. Si tel est bien le cas, il faut le signaler et surtout trouver des sources qui préciseraient comment sa famille a pu échapper au génocide.

Nouvelle réponse de « Xavier1981 » :

– Leeuw veut dire lion en néerlandais... Et Coor[e]man a déjà sa notice sur [Wikipedia]. Un peu de recherches et connaissances linguistiques [sic] aident avant de dire des bêtises ! Avec ce genre de raccourcis, les 90 % des Pays-Bas, de la Belgique, de l’Allemagne et de l’Autriche seraient juifs...

On ne saurait mieux dire. Et cependant, la polémique s’est encore poursuivie (voir ici).

Annie Cordy, de son vrai nom Léonie Cooreman, est née à Laeken, en Belgique. Son père, Jan Cornelius Cooreman, était le fils d’Armand Cooreman et de Weylen Petronella Peeters. Sa mère s’appelait Maria Ludovica de Leeuw.

Certains rapprochent Leeuw de Lévi. En réalité, tous les noms qui précèdent sont des patronymes flamands.

On peut lire aussi dans Généalogie Magazine : « Comme l’immense majorité de ses compatriotes, elle descend des ducs de Brabant. »

(Voir aussi, par exemple, mon article sur Laury Thilleman.)


Sources : acte de naissance de la mère d’Annie Cordy ; Généalogie Magazine ; Geneanet ; Wikipedia, page de discussion ; Wikipedia, sur le nom Cooreman ; Wikipedia, sur le nom de Leeuw.

vendredi 5 juin 2020

Peut-on faire des pianos à New York sans être juif ?

[Durant la Seconde Guerre mondiale], [a]ccusés – à tort – d’espionnage au profit de l’Allemagne d’un côté de l’Atlantique, soupçonnés – à tort également – d’avoir du sang juif de l’autre côté, les Steinway survivent en participant à l’effort de guerre, un pied dans chaque camp. — Nicolas Barré, Les Échos, 24 août 2001, mis à jour le 6 août 2019

La rumeur attribuant une identité juive à Henry E. Steinway, né Heinrich Engelhard Steinweg, le fondateur de la fameuse marque de pianos, date donc de la Seconde Guerre mondiale, tout au moins. La fausse information m’avait sans doute été transmise par quelqu’un de mon entourage proche.

Heinrich E. Steinweg

À quoi tient-elle donc, cette rumeur ? Au fait qu’il ait été familiarisé au piano par un ami juif nommé Karl Brand ?

Ou bien, à la présence du vocable « stein » dans son nom ? Comme dans le nom de John Steinbeck (pas juif) ? Ou comme dans le nom du personnage de fiction Victor Frankenstein (pas juif non plus) ? Pour nous en tenir à la facture de pianos, Eduard Steingraeber, autre fondateur d’une marque allemande, n’avait aucune origine juive connue. Quant à Carl Bechstein, fondateur d’une autre marque allemande plus prestigieuse encore, qu’il me suffise de rappeler qu’il fut le premier sponsor du NSDAP, le parti nazi.

Les ancêtres de Heinrich Engelhard Steinweg vivaient depuis de nombreuses générations dans le duché de Brunswick. C’est là un premier indice de non-judéité.

Né en 1797 dans le village de Wolfshagen Im Harz et orphelin à quinze ans, Heinrich Steinweg dut braver les règlements de la guilde locale pour devenir ébéniste à Goslar. Un peu plus tard, l’Église locale lui permit de devenir facteur d’orgues dans la ville voisine de Seesen.

En 1851, pour des raisons de carrière, H. E. Steinweg émigra à New York, où il américanisa son nom et fonda, avec ses fils, la fameuse marque de pianos Steinway & Sons (les Steinweg co-fondèrent aussi la marque allemande Grotrian-Steinweg).

À cette époque, l’immigration allemande aux États-Unis, suscitée par de mauvaises conditions économiques, n’avait rien à voir avec l’émigration juive allemande qui prendra son essor au siècle suivant pour des raisons évidentes. Au XIXe siècle, au contraire, les Juifs d’Allemagne adoraient ce pays et ne rêvaient que de s’y intégrer toujours plus profondément, quitte à consentir pour cela de grands sacrifices.


Sources : Immigrant Entrepreneurship ; Les Échos ; Richard K. Lieberman, Steinway & Sons, Yale University Press, 1995 ; Dorothee Schneider, Trade unions and community – The German working class in New York City, 1870-1900. University of Illinois Press, 1994.